
Je vais livrer ma lecture sur les derniers développements politiques et militaires à l’Est de notre pays, à la suite de ce qui s’apparente à une déroute militaire que subissent l’armée congolaise et ses alliés face aux forces rwandaises et leurs supplétifs du M23/AFC. Ces lignes seront très longues mais également assez techniques, car la gravité de la situation impose une analyse PROFONDE de la configuration de l’échiquier stratégique du conflit, auquel les derniers développements viennent de faire subir une mutation majeure.
Depuis trois ans, je n’ai eu de cesse d’affirmer que « Si Poutine gagne, Kagame perdra« . J’ai également clamé que Kagame était stratégiquement aux abois; que Kinshasa ne devrait pas négocier avec le M23, même si je concédais par ailleurs qu’on ne négocie pas sur tout mais que tout est négociable.
En effet, la précarité stratégique dans laquelle se retrouvait Kagame après sa décision insensée de ressusciter le M23 vers la fin de l’année 2021 tenait principalement à trois réalités: 1) le carcan diplomatique dans lequel l’enfermait le processus de Luanda, lequel était de nature à ruiner la crédibilité de son casus belli; 2) l’impasse tactique au vu de l’incapacité de Kagame de crédibiliser politiquement ses poulains du M23/AFC, car n’étant pas en mesure d’imposer une logique purement militaire à son homologue congolais, lequel avait su et pu compenser les faiblesses connues de son armée par un dispositif mêlant les forces onusiennes encore présentes, celles de la mission militaire de la SADC, un contingent burundais, ainsi qu’une coalition des patriotes Wazalendo, le tout encadré par des « conseillers militaires » venus d’Europe; enfin 3) le changement de contexte géostratégique mondial actuellement en cours consécutivement à la guerre en Ukraine, dont les conséquences géopolitiques ne pourront pas épargner l’Afrique et le conflit à l’est de la RDC, en particulier, d’une manière qui ne serait pas favorable à l’ingérence continue du Rwanda dans les affaires congolaises.
D’autre part, le refus de Kinshasa de négocier avec le M23 pouvait s’expliquer sur les bases suivantes : 1) le M23 sans le Rwanda de Paul Kagame n’a aucune existence, car étant une coquille vide portant des revendications creuses et non valides; 2) Kagame continue de nier officiellement son implication militaire à l’est de la RDC. Ces dénégations et ce refus d’ASSUMER son agression (contrairement à la Russie en Ukraine) compliquent toute résolution du vrai problème ; d’où il n’y avait que très peu de chances que les marionnettes (M23/AFC) soient sincèrement intéressées par la recherche d’une solution au conflit là où leur patron (Kagame) ne l’était pas; 3) il n’y a aucune garantie, si les précédents historiques de 2007 (l’accord sur le mixage, le fameux « Gentlemen’s agreement« ) et de 2009 (l’accord d’Ihusi du 23 mars 2009 signé entre le gouvernement congolais et le CNDP) constituent un baromètre fiable, que même si toutes les exigences du M23-AFC étaient acceptées, une nouvelle rébellion pro-rwandaise n’allait pas voir le jour pour porter exactement les mêmes revendications et exigences que celles du M23-AFC. Car, Paul Kagame n’est en réalité intéressé que par deux choses, relativement à ses rapports avec le Congo : 1) garder l’est de la RDC perpétuellement en insécurité ; 2) garder l’armée congolaise perpétuellement faible: à) en y injectant constamment, à la faveur des négociations politiques, des militaires acquis à sa cause et à la loyauté douteuse envers l’Etat congolais; b) en en contrôlant, grâce à ce système d’infiltration, les renseignements militaires et sa logistique, comptant sur la faiblesse légendaire des Congolais devant l’argent.
Mais, TOUT ce calcul, TOUTE cette grille de lecture reposait sur une seule et une seule condition : la crédibilité de la posture militaire de Kinshasa. En d’autres termes, la réalité, la « vérité » du rapport des forces sur le terrain. Toutes les bonnes raisons qu’on pourrait avoir à refuser de négocier avec des pantins ne sont en réalité pertinentes que si on demeure militairement crédible. Kagame, comprenant sa précarité stratégique, a décidé de modifier l’équation militaire sur terrain, en jettant absolument toutes ses forces sur la balance, afin de faire évoluer la donne politique en créant ce que les anglophones appellent « facts on the ground« : la dictature des FAITS sur terrain. Aujourd’hui, tout analyste sérieux ne peut faire comme si de rien n’était ! Il serait périlleux d’ignorer la donne du terrain, au risque de sortir par la petite porte de l’histoire, surtout lorsque l’on se rapproche dangereusement du point de basculement, où même l’opinion publique change soudainement de grille de lecture des événements.
En 1997, nonobstant les circonstances et le contexte géopolitique totalement différents de ce qui se passe actuellement, un tel basculement de grille de lecture des événements fût observé à partir du 15 mars après la prise de Kisangani. En effet, le soutien populaire à Mobutu (qui avait pourtant eu droit à un accueil triomphal de la population à Kinshasa le 16 décembre 1996) s’est effrité après que la chute de Kisangani ait rendu toute reconquête militaire des zones occupées par les troupes de l’AFDL quasi impossible.
Cette dégradation, cette ruine de la posture militaire du pouvoir de Kinshasa avait, du jour au lendemain, transformé, aux yeux de la majorité des Zaïrois, une guerre d’agression en une « guerre de libération« , où l’élan et la ferveur patriotiques contre l’invasion du pays, son « humiliation » par le « petit » Rwanda avait soudainement cédé le pas aux récriminations de la politique intérieure. La maison Zaïre fissurée, « divisée contre elle-même« , ne pouvait longtemps résister devant les assauts de la politique extérieure mesquine des forces extérieures.
À l’impératif ou la dictature des rapports des forces s’ajoute le bon sens du timing idéal pour pivoter vers une nouvelle approche ou une nouvelle grille de lecture. C’est ce que fit Etienne Tshisekedi wa Mulumba en 1998 quand, après l’euphorie et l’hystérie qui s’étaient emparées de l’opinion congolaise après que la mise en échec de l’attaque sur la ville de Kinshasa par les forces pro-rwandaises, il préconisa l’ouverture immédiate des négociations entre Kabila et ses anciens parrains. Tshisekedi fût incompris, conspué et traité de tous les noms d’oiseaux pour avoir compris, bien avant beaucoup de gens, que la défaite de Kagame aux portes de Kinshasa offrait le parfait timing pour négocier avec lui, surtout qu’il n’avait pas un casus belli crédible, alors même que la population congolaise toute entière, vent debout et requinquée par la victoire militaire de cette seule bataille, cédait aux sirènes de LD Kabila promettant une « guerre longue et populaire » qu’il s’engageait à « ramener d’où elle était venue« . Que des millions de morts auraient été évités si Etienne Tshisekedi avait été écouté, à temps, en août 1998 !
Lire parfaitement « les signes des temps« , pivoter d’approche au BON MOMENT, surtout quand sa posture militaire vacille, est souvent la meilleure manière de limiter les dégâts quand la donne militaire évolue sur le terrain.
Une fois bien comprise la nécessité de changer d’approche, il importe de procéder à une analyse sans complaisance de la nouvelle configuration de l’équation stratégique du conflit opposant la RDC au Rwanda.
Bruno Lepapa, expert et analyste des conflits internationaux
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